ANN STOUVENEL
Comment ce projet de résidence est-il né ?
MARCEL DINAHET
Le projet de résidence est venu de très loin, j’ai été depuis longtemps attiré par l’île de Ouessant. Dès les années 2000, j’organisais des ateliers, nous avions comme base le centre ornithologique à quelques pas du phare du Créac’h. J’étais alors enseignant à l’école d’art de Rennes et nous avons quelques fois associé nos recherches en relation avec l’université et les étudiants géographes accompagnés par leur professeur Hervé Regnauld. Le dernier atelier a été réalisé avec un regroupement d’enseignants et d’étudiants des quatre écoles d’art de Bretagne. De plus, je m’intéressais aux films de Jean Epstein et aux relations qu’il avait pu établir au début du siècle dernier avec les habitants de Ouessant, les îles et l’océan. En 2007 et 2008 j’ai entrepris un travail personnel (j’ai réalisé une série de portraits des descendants des acteurs du film Finis terræet j’ai pu rencontrer et connaître ces personnes. Ensuite j’ai réalisé une série de portraits vidéo des falaises de Ouessant. Cela m’a pris du temps et j’ai dû être présent sur l’île. Avec Celia Crétien nous avons créé l’association Finis terræpour organiser à l’origine une ou deux journées de diffusion de film d’artistes liés à la mer et aux insularités, avec l’aide du Maire Denis Palluel pour la mise à disposition des locaux. A cette période j’ai appris que le département du Finistère restaurait le sémaphore pour mettre en place une résidence d’artistes. Rodolphe Rohart, qui pilotait l’opération pour le département, nous a proposé la mise à disposition du sémaphore chaque année pour deux mois et deux résidents. Cette résidence est devenue très vite le projet de l’association.
AS
Un artiste français et un artiste étranger viennent chaque année et d’autres artistes ou théoriciens peuvent s’ajouter, en fonction des possibilités et des partenariats. La résidence est accompagnée d’une bourse et de frais de production. Le but principal est de donner un cadre propice à la mise à distance et de pouvoir s’affranchir du quotidien pour un temps donné. Il me semble que le projet est tout à fait unique et indispensable à la création. Peut-on parler de développement d’une communauté, 10 ans après la première résidence ? Un esprit se développe t-il autour de ce projet ?
MD
Je me rends compte qu’un projet de résidence se met en place avec du temps. Sur l’île les informations circulent très vite, la présence d’un artiste a au début attiré beaucoup d’attention, engendré des commentaires. Les artistes se sont fait connaître, chacun avec son mode d’approche. Certains ont pu tisser des liens. Les résidents successifs ont construit le projet dans ce contexte. La découverte, l’inattendu ont parfois bousculé leur pratique. Les éléments, le caractère extrême du paysage, la possibilité d’être seul, un mois, au sémaphore, sous le phare du Créac’h, le phare le plus puissant d’Europe face à l’océan Atlantique à l’entrée de la Manche, place l’artiste en position exceptionnelle. La question est de voir si ce positionnement sur cet espace crée un état d’esprit commun dans la pratique des artistes. A mon avis cette dimension planétaire, liée à l’endroit où l’on se trouve, ne peut que tisser un lien sans doute perceptible sur les pratiques des artistes. En ce sens on peut parler de communauté des artistes passés au sémaphore.
AS
Je suis toujours curieuse de découvrir le travail de chaque résident, à l’issue de ce temps passé à Ouessant. L’île se transforme en terrain d’expérimentation. Sa position, son atmosphère, son histoire et ses coutumes, tout à fait particuliers, sont explorés par les artistes et les théoriciens qui y séjournent. En son temps Jean Epstein filmait les paysages comme des portraits. Lors de tes voyages, sur quoi précisément s’est porté ton regard et tes interrogations ?
MD
Dans le livre Jean Epstein. Cinéaste des îles(Ed. Jean Michel Place) Vincent Guignent écrit : « En partant vers la Bretagne, Jean Epstein n’oublie ni ses intentions, ni sa grammaire cinématographique. En travaillant sur l’événement et le mythe, il met en scène une relation archaïque et panthéiste des hommes avec les éléments : l’eau, l’air, le feu, la terre. Il éprouve aux limites du monde, la Finis terræ, une écriture poétique qui accorde autant d’importance à la nature et aux objets qu’à ces personnages. La mer est un personnage vivant dont la houle est la langue, les optiques des phares sont des yeux qui regardent l’océan. » A Ouessant l’île a une dimension qu’il est intéressant d’éprouver physiquement. Elle est juste étendue pour nous soumettre une grande marche dans le but de la visiter et la découvrir. On pourrait dire que l’île est un amplificateur ! Quand il y a une dépression atmosphérique le vent est plus violent que sur le continent, les dimensions des rochers et les vagues déferlantes deviennent énormes. En opposition les îliens sont à l’abri dans leurs petites maisons. L’île entière est à l’épreuve de la tempête. Vingt quatre heures après le calme peut être revenu. A chaque séjour je découvre et je pense voir les détails du littoral d’une manière différente. Cela est sans doute dû aux variations de la simultanéité des éléments en jeu. Cette simultanéité doit m’engager vers de nouvelles perceptions. Dans cet engagement je laisse beaucoup de place à l’intuition, les fausses pistes étant quelques fois nécessaires à intégrer pour essayer d’avancer.
AS
Comment les Ouessantins rencontrent-ils les résidents ? Quels liens se sont-ils tissés ?
MD
L’ancrage progressif de l’association sur l’île s’est au départ réalisée par sa relation avec le Musée des phares et balises et Delphine Kermel, la directrice, et aussi par la Mairie par l’intermédiaire du Maire Denis Palluel. Ces deux personnes nous ont été précieuses pour la mise en relation avec les ouessantins (mise à disposition de locaux, présentations de travaux des résidents aux habitants, aide pour la réalisation des projets, rencontres avec les habitants dans le cadre des projets, parfois même accueil des résidents, etc.). Suivant les domaines de recherches des résidents, ils ont pu créer des relations directes et diversifiées avec les habitants. Plusieurs artistes ont par exemple pu intervenir dans le cadre du collège en relation avec les enseignants.
AS
Il existe dans cette résidence une véritable expérience. Seul dans un sémaphore, le moment se vit, très fort. Je pense également aux éléments qui sont non négligeables.
MD
Oui, être en position de vigie à l’interface entre l’océan Atlantique et le continent, face à cet océan, est une belle base de réflexion. Passer toutes les nuits sous les immenses balayages des “deux faisceaux blancs groupés rotatifs” du phare du Créac’h (le titre de la vidéo d’Enrique Ramirez qui est devenue la propriété du Frac Bretagne), être au centre de ce signal qui balaye l’horizon invisible, seul dans la nuit. Au milieu des éléments, surtout quand il y a une tempête, les embruns passant par dessus le sémaphore, c’est aussi un rapport très particulier à l’espace.
AS
Pourquoi la prise de recul est-elle importante ? Peut-on parler de prise de risques ?
MD
Dès que vous posez le pied sur l’île, elle devient très présente. Le rapport aux éléments vous arrive d’une manière frontale. On reçoit tellement d’informations qu’il est souvent nécessaire de prendre le temps d’une mise à distance.
AS
Ce contexte semble ainsi être propice pour les artistes en quête de recherche, de repli. Quelle suite peut-on donner à l’expérience du sémaphore, à court et à long terme ? Quelle répercussion cette résidence peut-elle avoir sur le travail artistique ?
MD
Le temps construit ce projet. D’années en années, l’apport de la résidence aux artistes, au niveau de leur pratique et de leur démarche, peut nous faire penser que cet ensemble est à considérer comme étant un grand espace de réflexion (insulaire à l’extrémité du continent). La majorité des artistes restitue en générosité et sous plusieurs formes l’amplitude de ce que ce paysage leur propose. L’association ne dispose pas d’espace de présentation des travaux issus de la résidence. Le Musée des phares et balises et la Mairie nous aident périodiquement. Les travaux ont eu l’oportunité d’être exposés, notamment pour ce qui est des productions récentes : Eléonore Saintagnan au centre d’art Diagonale à Montréal, Gregory Buchert à Mains d’OEuvres à Saint-Ouen, Laurent Tixador à la galerie Art & Essai de l’Université Rennes 2, Pauline Delwaule au Centre Pompidou, ou encore Enrique Ramirez au centre d’art Le Grand Café à Saint- Nazaire. Je constate aussi que les anciens résidents reviennent poursuivre leurs expériences et que les autres espèrent revenir sur ce bout de terre au milieu de l’océan. Sous son apparente trompeuse austérité, cette île nous offre un perpétuel renouvellement d’approches.