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Anne-Charlotte Finel

1986, France

Résidence sémaphore #35
Résidence de repli, en lien avec le contexte du sémaphore du Créac’h à Ouessant.

Avril, 2024
Ouessant

L’appel du Créac’h

“Il attire dans le noir en faisant tournoyer ses grands bras. C’est Nosferatu qui appelle, le géant aux longs doigts crochus.
J’enfile mes chaussures, la doudoune, le bonnet et les gants. Dans la nuit, sous un ciel épais sans étoile, je pédale engoncée et malhabile, poussée par les rafales du vent. Un bigorneau qui mouline, vent de face, sur un vélo.
Le faisceau du Créac’h brûle mes yeux. Je ne sais plus où est le haut ni le bas.
Noirceur - phare de voiture en pleine face - éblouissement - noir de retour - lampe frontale - encore le noir - faisceau - blancheur soudaine - les yeux plissés - je vacille sur ma bicyclette.
Montée - je m’essouffle.
Descente - le vélo prend un peu de vitesse - rafales - gravier - peur - freins - j’y vois rien.
Besoin de lunettes?
Mais de quel côté est l’Atlantique?
J’éteins ma torche - aplat de noir - frayeur.
Je passe la main devant les yeux - noir profond - trou béant.
Peu à peu mes yeux s’adaptent à l’obscurité - ne plus allumer la frontale. Les détails du paysage apparaissent rassurants - des nuances de gris délicats se révèlent : moutons mignons, herbes dansantes.
L’océan mugit. Le faisceau surgit, tout est bouleversé : le goudron glissant apparaît nettement, les rochers ricanent, les maisons de pêcheurs ont les volets clos. Frisson.
Disparition de nouveau.
Solitude - le vent fouette - gouttes au nez - bourdonnement dans mes oreilles - capuche qui virevolte et le phare qui s’impatiente.
Je lève la tête, pas de lune, pas de repères.
Sens de l’orientation déplorable mais comment se perdre sur une île?
Je lâche le vélo, les roues continuent de tourner.
Proche du rivage - je marche chargée du trépied et de la caméra sur le dos. Ça tire, je manque de muscles. Aucune idée des distances et de la pente. La nuit écrase le dénivelé. Je marche à tâtons, tout frémit chahuté par le vent, la caméra tremble même si je la fixe sur le trépied. Le vent souffle inlassablement. Ça tressaille, ça pixelise, on y voit rien et tant mieux. C’est tout noir ou presque dans l’objectif - très bien. De toute façon, la caméra voit mieux que moi. Chaque nuit a sa propre couleur. Je regarde dans l’œilleton mais je me retourne souvent, je crains les humains. Ne pas se laisser surprendre, ne pas chuter ou se faire enlever par une lame de fond. Mais l’océan prévient : Si tu t’approches trop - l’eau gronde.
La fragile.
C’est censé être le grand phare qui protège. Il révèle les obstacles et dit aux navires de s’écarter - corne de brume dans le brouillard. Mais comment ne pas se jeter tout droit et le percuter? Comment résister à cette lumière qui tournoie et hypnotise?


Lentille, faisceau, cinétique, le phare est un projecteur de cinéma. Son rayon s’abat sur la façade d’une maison. Elle apparaît nettement, très blanche comme sur la pellicule d’un film brûlé, et disparaît. Lumière violente, passante, qui tape continuellement sur les mêmes obstacles : bâtisses, rochers, laine épaisse et crottes de moutons, vieilles carcasses, bagnoles, flaques d’eau. Phare. Les yeux rouges des lapins invasifs deviennent miroirs.”


Anne-Charlotte Finel

Résidence en partenariat avec La Criée centre d’art contemporain de Rennes.
Légende des images : Courtesy de l’artiste et de la galerie Jousse Entreprise. ADAGP
Travail en cours, capture vidéo, 2025