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Grégory Jérôme

France

Résidence Tempête #1
Résidence qui décentre le regard, sur un territoire isolé battu par les vents et les houles.

JANVIER 2020
Ledenez Vraz

Entretien Grégory Jérôme / Ann Stouvenel – avril 2020



Ann Stouvenel : Pourquoi et dans quelles circonstances es-tu parti ?

Grégory Jérome : Il devenait urgent de prendre un peu de distance avec mon environnement quotidien pour comprendre ce qui se jouait dans mon travail depuis si longtemps et dans les réflexions qui l’accompagne. Rien de tel qu’une île, même si on peut considérer à bien des égards que ce n’est jamais qu’un espace insulaire en lieu et place d’un autre. S’il n’y a pas de murs, la clôture de l’espace y est d’une autre nature. Comme une école, et comme toute institution au fond, l’espace n’en est pas moins traversé en permanence d’éléments extérieurs, de signaux faibles ou plus forts, comme autant d’oiseaux de bon ou de mauvais augure. En somme, il faut simplement savoir se laisser traverser par tous ces frémissements, prendre le soin de comprendre de quoi ils sont annonciateurs…

AS : Qu’as-tu trouvé ? Quelles rencontres as-tu faites ?

GJ : Prendre un peu de distance et m’accorder un petit temps de pause dans un espace traversé et balayé par une autre sorte d’agitation que celle à laquelle je suis habitué, m’obligeant à une autre attention que celle que je déploie habituellement, appelant à user d’autres sens, d’autres habilités ; mesurer ma capacité d’adaptation…
Les presque trois semaines passées sur place m’ont permis de faire une singulière expérience du temps et de la consistance particulière qu’il prend dans cette forme volontaire de confinement, un temps dont la qualité dépend toujours foncièrement des relations dans lesquelles il s’inscrit, relations aux humains comme aux non-humains. Se départir, prendre possession d’un lieu, explorer l’espace environnant, tenter d’en saisir les régularités comme on cherche le pouls, à moins que ça ne soit le battement d’un cœur, laisser se former une voûte faite de liens noués et qui permet d’embrasser, d’approcher une composition d’ensemble. Si trois semaines n’y suffisent pas, ni même une vie, les flux qui finissent par nous traverser nous font être un peu d’ici au sens où on prend une part autant qu’on laisse une petite part de soi ; un attachement. S’étranger permet toujours paradoxalement de se retrouver.

AS : Comment as-tu avancé sur ton projet ?

GJ : Le fait d’avoir pu me détacher des lieux dans lesquels j’évolue habituellement a permis de me concentrer et de m’interroger sur ma pratique, de me poser les bonnes questions. J’ai ainsi pu coucher une quinzaine de pages qui représentent en quelque sorte l’ossature à partir de laquelle devraient venir se fixer, par ligature et selon un certain nombre d’articulations, des éléments d’une consistance à la fois plus molle et plus souple – musculaire – faite d’expériences narrées, de situations vécues, de rencontres aussi, déterminantes pour certaines d’entre elles,… tout ceci fixe les coordonnées d’un travail et d’une réflexion amorcés en 2001 et qui se poursuit aujourd’hui.

AS : Qu’as-tu laissé en partant, de chez toi et de la résidence ?

GJ : J’ai laissé s’éteindre une trop grande et vaine agitation pour en trouver une autre plus brute et sans aucun doute plus nécessaire. A Ledenez, j’ai laissé s’échapper de minuscules particules qui sont venues se loger dans les interstices des planches de bois du refuge, je me suis laissé traverser par les réseaux que tissent les oiseaux de passage, les embruns, … Du coup je laisse un peu de moi et je porte un peu de l’espace insulaire que j’ai quitté.

AS : Le double isolement - sur une presqu’île d’une île, la solitude, l’éloignement du quotidien et du continent sont-ils importants voir nécessaires, dans le contexte actuel ou non ?

GJ : Je le souhaite à tout le monde. Chacun de ces petits franchissements – braver la grève des trains et du métro, la perspective de la tempête au moment d’embarquer dans le port de Brest, débarquer à Molène avant enfin de pouvoir s’aventurer sur le bras de galets qui lie Ledenez à Molène – c’est à chaque fois une marche gravie qui nous donne un peu de hauteur de vue. Je reprendrais volontiers une phrase de Gaston Rebuffat qui s’applique parfaitement à la circonstance et qui dit « l’alpiniste est un homme qui conduit son corps là où, un jour, ses yeux ont regardé ».