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Julia Borderie & Éloïse Le Gallo

France

Résidence mer calme#1

JUIN 2020
OAO

Sur l’observatoire artistique de l’océan (OAO), bateau / atelier de Nicolas Floc’h

Il y a cette houle dans la rade.
Le courant et le vent. On monte, on descend.
Le vent dans le visage. Ça monte, ça descend.
Lentement le champ s’élargit, on entre petit-à-petit dans la masse mouvante déserte.
Les dunes d’eau ondulent.
Fractales : des petits plis animent la surface des vaguelettes zèbrent et rident les grandes ondes parallèles.
On monte, on descend.
Une mouette blanche passe au raz de l’eau, on la voit en double, elle absorbe le temps, comme un trou noir.
On monte, on descend. Les yeux se ferment, clignent, s’ouvrent : combien de temps ?
Toujours l’horizon. On avance vers le vide. Je suis pleine de vide, de vent.
On monte, on descend.
La surface liquide du temps s’infléchit au passage de la coque. Somnolence désorientée.
On voit flou.
Un os de sèche flotte, passe et fixe le regard, point blanc qui s’éloigne dans le vert-bleu.
On monte, on descend.
L’estomac est mon seul repère, le point central d’un nouveau référentiel. Je suis mon estomac.
Oscilloscope interne, il capte toutes les variations d’altitude.

Je suis un point dans l’espace-temps infini, moelleux et salé,
Plus rien dessous. Plus rien dessus. Juste un estomac qui monte, qui descend.

Deuxième nuit : c’est plus doux et calme, le corps allongé est suspendu, en lévitation, bercé par le mouvement fluide, perpétuel.
L’arrêt n’existe plus.
L’oscillation s’incruste dans l’oreille.

Le lendemain, tout tangue à terre.
Un léger tourbillon anime le réel : mirage kinesthésique.
Et si ce que j’avais toujours pris pour fixe n’était qu’une illusion ?
Les roches autour prennent une drôle de présence. Hallucinées.

Besoin d’entrer en corps à corps avec le fluide même, plonger, prendre une claque fraîche.
Enfin, plus d’intermédiaire entre le corps et l’ondulation : flotter à sa surface dans une gravité équilibrée.



Entretien avec Julia Borderie et Éloïse Le Gallo

Propos recueillis par Nadia Fartas
Octobre 2021

Nadia Fartas : Comment vous êtes-vous rencontrées ? À quel moment et de quelle manière a pris forme votre duo dans un cadre artistique ?

Julia Borderie et Éloïse Le Gallo : Nous nous sommes rencontrées aux Ateliers de Sèvres pendant notre année de prépa. Nous avons commencé à travailler ensemble en 2016 après nos études respectives (Eloïse aux Beaux-arts de Paris et Julia à l’école d’Arts Paris-Cergy puis à l’Uqàm à Montréal). Le duo s’est imposé naturellement à nous car nos façons de travailler se répondaient : nous développions toutes les deux dans nos projets des collaborations dans le but de faire émerger des formes spécifiques en lien avec des rencontres et des territoires. Le duo est une mise en condition pour faire l’expérience de l’altérité qui est au centre de notre travail. Une première résidence sur l’île de La Réunion nous a permis de développer une méthodologie et des axes de recherches qui continuent à être au centre de nos préoccupations. Notre recherche se développe autour des interactions entre l’eau, les paysages et les êtres qui les habitent sur différents territoires (île de la Réunion, Désert d’Agafay-Maroc, Ardèche, région parisienne, Seine, etc.). Ce sont des projets sur le long terme avec différentes étapes dont des résidences de recherche et des expositions ou évènements. À partir d’un processus documentaire poétique guidé par des rencontres, les formes que nous créons émergent principalement par le biais de la vidéo et de la sculpture qui se connectent et se répondent. Ces médiums nous permettent de tisser des liens entre des regards et des pratiques.

NF : En quoi a consisté votre résidence sur le bateau OAO (Observatoire Artistique de l’Océan) de Nicolas Floc’h?

JB & ELG : La résidence a duré une semaine. Après un trajet Brest - Ouessant à bord de son bateau, nous sommes restées amarrées près des côtes de Ouessant, d’abord dans la baie de Lampaul puis au port du Stiff. Le bateau offre un rythme et des conditions particulières directement liées à l’environnement marin, aux intempéries auxquelles il faut s’adapter. L’expérience de décentrement, de mouvement permanent, de perte de repères que le bateau induits a été primordiale pour nous, d’autant que cette résidence initiait une recherche autour de la notion de repères en mer. Elle a aussi été dure physiquement en raison du mal de mer qui met le corps au défi de l’oscillation. Nous dormions dans une cabine et Nicolas à côté. La promiscuité due à l’espace du bateau ainsi que le mouvement et le bruit permanent à bord ont également fait partie de cette expérience forte : un quotidien rythmé par les marées, les allers-retours en zodiaque pour se rendre à terre, la sensation de faire corps avec le paysage, nos peaux légèrement poisseuses, avec l’air marin. Cette proximité avec Nicolas nous a permis de partager nos expériences et d’instaurer une relation de confiance. Sa générosité et son accueil nous ont beaucoup apporté. Nicolas a partagé avec nous son lieu de travail et de vie et par conséquent son activité artistique et personnelle. Nous l’assistions sur le trajet pour ses prises de vues sous-marines quand il en avait besoin. Nous sommes aussi parties en exploration autour du bateau pour filmer sous l’eau ainsi qu’en plongée avec lui dans des coins de l’île qu’il connaît bien. Nous avons fait une série de photographies argentiques ainsi que des prises de vue vidéo sur le bateau et à terre. Cette expérience a fait émerger tout un imaginaire pour un projet que nous initions.

NF : Dans quelle mesure l’imprévu a-t-il pris place dans cette résidence ?

JB & ELG : Le bateau et l’espace marin sont sources d’imprévus. Par nature, l’espace marin désoriente du fait que nous n’y sommes pas biologiquement adaptés. Le bateau déstabilise l’équilibre et par conséquent installe le corps dans un état de perte de repères physique. Nous recherchions cette source d’imprévu pour nous mettre en condition d’écoute et d’attention dans l’environnement au sein duquel nous travaillons pour notre projet actuel.

NF : Dans la maquette conçue pour votre vidéo Albédo, l’accès direct aux éléments naturels est comme entravé. Un objet, une surface en forme de cercle (entre le miroir et la lentille de verre), à la fois opaque et réfléchissante, vient s’interposer entre la caméra et l’espace filmé de sorte qu’il cache le paysage tout en le révélant de manière inattendue. En outre, si l’on entend le bruit produit par l’air, le vent, au contact de cet objet, les autres sons de l’environnement naturel ne sont pas audibles, tandis qu’un morceau musical se lie à l’image. Bruits et sons paraissent recouverts par la musique. Comment votre voyage entre les îles vous a-t-il menées à ces choix plastiques, à aborder ainsi les sens de la vue et de l’ouïe ?

JB & ELG : Voyager entre les îles et sur l’espace océanique nous a amenées à nous intéresser aux espaces liminaux tels que la surface de l’eau, l’horizon, les côtes. On explore ces zones par l’intermédiaire d’un disque en métal réfléchissant que l’on active pour renverser les espaces et jouer sur des seuils de perception. Ce mouvement de renversement permanent désoriente nos repères et nos attentes. Albédo évoque le pouvoir réfléchissant d’une surface. Le disque en métal nous suit depuis notre projet sur l’île de la Réunion. Nous l’avions conçu comme outil de renversement optique et l’avons activé pour la première fois en filmant l’océan Indien. Nous transportons cet objet avec nous pour le réactiver sur d’autres territoires. En explorant ses effets optiques, cet outil nous permet de créer des liens entre des territoires, des eaux et des rives : la vidéo mêle, entre autres, des plans des deux îles. Cet outil offre la possibilité d’explorer des effets de reflet, d’hallucination, de mirage propres aux effets que peut provoquer l’eau sur la vision humaine. L’ambiance enveloppante de ce son qui oscille nous semblait intéressante pour retranscrire l’isolement et l’expérience de mouvement incessant vécus sur le bateau.

NF : Comment la résidence « Mer calme » a-t-elle contribué à votre production artistique : était-ce une manière de prolonger des recherches ? ou plutôt d’en construire de nouvelles ?

JB & ELG : Cette résidence et la vidéo Albedo qui en a découlé nous a menées à concevoir la suite du projet qui consistera a créer une série d’objets optiques en verre à partir de diatomées. Conçus comme des chambres noires puis comme des prothèses optiques pour la caméra, ils serviront à filmer le paysage marin à partir de ce qui le constitue. On aimerait également pousser la recherche sur le son en évoquant les seuils de l’audible, en lien avec les images, à partir notamment de field recording. Dans l’intention de lier le geste sculptural de fabrication de ces verres à partir de microalgues à l’image qui sera produite, on aimerait aussi collaborer avec un.e bioacousticien.ne.

NF : D’une manière générale, qu’est-ce qui vous intéresse dans l’art ?

JB & ELG : Nous sommes intéressées à faire émerger des formes plastiques qu’elles soient dessinées, sculpturales ou vidéos, à partir de rencontres, de situations et de territoires. Chaque projet artistique est un prétexte pour l’échange et la découverte de nouveaux terrains d’explorations. En commençant un projet, nous ne savons pas quelles formes plastiques vont en émerger, et c’est ça qui nous passionne. Nous nous mettons dans la position d’enquêtrices poétiques : nous ne savons pas ce que nous cherchons mais nous savons que les rencontres vont nous guider sur des pistes inattendues, nous donner les indices d’une histoire à construire ensemble. Les œuvres qui en résultent sont pour nous des témoins sensibles de ces rencontres humaines. Nous nous intéressons actuellement à la façon dont les œuvres peuvent se recycler ou devenir des matrices, des outils de médiation ou d’interaction.

Propos recueillis par écrit (échange de courriels).

Nicolas Floc’h nous a accueillies en résidence sur son voilier OAO pour initier REM, une démarche de recherche exploratoire collective se déroulant en Bretagne entre 2020 et 2022 autour de la notion de Repères En Mer. Elle regroupe des chercheurs de différentes disciplines de l’art et de la science : océanographe, biochimiste, géographe, sociologue des sciences, géophysicien, critique d’art, ingénieur. En croisant des points de vue singuliers, il s’agit de créer une densité kaléidoscopique sur un objet d’étude commun : la lecture de l’espace maritime à différentes échelles, sur et sous la surface de la mer, et dans les lieux d’interface terre/mer.

Comment l’homme tente-t-il d’appréhender l’espace maritime, toujours mystérieux ?
Comment organise-t-il cette étendue d’eau d’apparence sans repères ni limites ? Comment s’y déplace-t-il ? Quels sont les systèmes de repères utilisés en mer, aussi bien à l’échelle globale qu’à l’échelle intime et psychogéographique ?
Comment se traduit la notion de socio-écosystème ? Comment le déplacement de la limite terre /mer dû au réchauffement climatique induit-il une perte de repères ?

Ce terrain d’étude mènera à la réalisation d’un film, d’une édition multidisciplinaire et d’une série de sculptures en verre conçues à partir de diatomées (micro-algues) qui serviront en partie d’outils à travers lesquels nous filmerons le territoire.
Les diatomées forment une carapace de verre en synthétisant le silicium avec le carbone du CO2 de l’atmosphère. Elles jouent ainsi un rôle fondamental comme premier maillon efficace dans le transfert ou la séquestration du carbone, soit vers les chaînes trophiques dont les humains dépendent pour beaucoup en zone côtière, soit vers les fonds des lacs et des océans. Le silicium est envisagé comme traceurs des variations environnementales passées, et les diatomées comme sentinelles des changements en cours et à venir.

Portant en eux-mêmes les processus de sédimentation et de métamorphose à l’œuvre dans l’océan, comme un ADN cristallisé, ces sculptures en verre optiques conçues à partir de diatomées seront les témoins et vecteurs de captation de cet environnement.

Le projet REM - Répère En Mer est conçu en collaboration avec :

• Ann Stouvenel - Commissaire d’exposition indépendante, directrice artistique de Finis terrae
• Olivier Ragueneau - Laboratoire des sciences et de l’environnement marin (LEMAR), UBO | CNRS | IRD | Ifremer
• Nathalie Bourgougnon - Laboratoire de biotechnologie et Chimie Marines (LBCM), Université de Bretagne-Sud
• Estelle Leroux - Laboratoire Géodynamique et enregistrement Sédimentaire, Ifremer Brest
• Lucile Viaud - Designeuse spécialisée en verre géomarin
• Hervé Regnauld - Laboratoire COSTEL, département de géographie de l’Université de Rennes 2
• Walter R. Roest - Géophysicien, Unité de Recherche Géosciences Marines, laboratoire Aléas géologiques et Dynamique sédimentaire – LAD, Département Ressources physiques et Ecosystèmes de fond de Mer - REM
• Martin Balmand - Designer sonore, musicien, compositeur