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Simon Faithfull

Royaume-Uni, 1966

Résidence sémaphore #30
Résidence de repli, en lien avec le contexte du sémaphore du Créac’h à Ouessant.

AOUT 2021
Ouessant

« 8 B.P.M.  »

Réflexions d’un mois sur l’île atlantique d’Ouessant

Le bruissement grave et profond d’une vague se fracassant sur le granit est une sensation que l’on ressent jusqu’au tréfonds de son être. La techno la plus percutante d’une boîte de nuit berlinoise n’a pas de chambre de résonance aussi puissante que celle des falaises d’Ouessant. Huit fois par minute, un mur étincelant d’eau déchaînée vient s’écraser contre la roche combative. L’instant de l’impact n’est pas tant un son qu’une secousse viscérale qui vous transperce. Pendant que j’écris ces lignes, avec l’océan tout autour de moi, le vent d’hier qui a fait trembler ma tour toute la nuit trouve toujours écho dans la mer démontée. Les vagues qui explosent sur les rochers en contrebas battent un dub-track hyper lent et hyper lourd venu des profondeurs. Des partitions qui évitent les signatures rythmiques de la musique créée par l’homme et la ralentissent jusqu’au rythme de l’océan : 8 B.P.M. (huit battements par minute). C’est la bande-son d’une planète liquide. Il s’avère que la musique céleste des sphères ne sonne pas comme un clavecin, elle grince et martèle, dans une tonalité basse sous-audible qui résonne au plus profond de soi.


Ma nouvelle maison, pour un mois, est un bloc de granit situé à vingt kilomètres de la pointe de la Bretagne, à l’extrême ouest de la France. L’île d’Ouessant surgit de la houle de l’Atlantique – confondant ses courants et les forçant à bouillonner autour de ses bordures déchiquetées. Une résidence dans un sémaphore, au pied du phare de Créac’h – perchée aux confins de l’Europe, au milieu de l’océan sauvage. Finis Terrae : « la fin de la terre ». Ce sémaphore a été construit par la marine sur les falaises de la façade atlantique de l’île. Il a été créé pour surveiller les navires qui passent encore sur la houle de l’océan et leur envoyer des signaux avec ses drapeaux et ses poulies qui se corrodent maintenant sur son toit. La technologie d’une puissance mondiale qui veille sur ses navires de commerce et sa force navale.


Ma maison provisoire ressemble à la tour de contrôle d’un aéroport ou, mieux encore, à la passerelle d’un porte-conteneurs. Au dernier étage, où je travaille, des fenêtres en demi-cercle, inclinées vers l’avant à 45 degrés, s’ouvrent sur l’océan qui m’entoure de trois côtés. Le centre de cet ensemble est orienté plein ouest – dans la direction du soleil couchant et des nuages à l’approche. Des fronts météorologiques apparaissent au-dessus de l’horizon liquide et des rideaux de pluie se dirigent vers moi, balayant une scène vide et se ruant sur les vagues jusqu’à éclabousser la vitre. Puis de légères taches d’argent, telles des éraflures le long de l’obscur horizon, glissent lentement vers moi, pour se changer en flaques de soleil qui scintillent sur l’eau grise. À leur tour, ces îlots de lumière se précipitent vers moi à travers la houle. C’est un spectacle météorologique qui se renouvelle sans cesse. Des moments éphémères qui déferlent, chacun à son signal, à travers des milliers de kilomètres d’eau libre.


Depuis la passerelle de mon navire, hypnotisé par les vagues et la lumière fugace, j’ai l’impression que le sémaphore, et l’île d’Ouessant tout entière, avancent, coûte que coûte, contre les mouvements constants des éléments, tel un navire de granit qui prend le large. Mais, en fait, nous sommes les seules choses statiques. Tout le reste semble être en ardent mouvement. Des oscillations d’énergie provenant de tempêtes oubliées se propulsent vers moi à travers la peau liquide de la Terre. Des vents, peut-être quelque part aux Açores ou aux Bahamas, tourmentent l’enveloppe frémissante d’une immense entité liquide. Fréquences résonnantes, creux et pics, transportés autour de la planète jusqu’à rencontrer le granit d’Ouessant. Des rythmes monotones se transforment en piles d’eaux écumeuses qui se heurtent contre le premier objet immuable depuis les côtes américaines.


Si un corps plonge d’un rocher au bord de l’eau, il glisse, avec fluidité, à l’intérieur du bleu vacillant – les lèvres froides de l’eau se refermant sur ses talons évanescents. Mais si un corps tombe d’une hauteur de plus de trente mètres, à cause de la vitesse de l’impact, c’est comme s’il chutait sur un parking en béton. Huit fois par minute, une masse d’eau en accélération percute une roche statique.


Alors arrive une vague invisible, plus lente. La lune aspire une masse d’océan et notre planète liquide, en rotation, écrase un monticule opposé de l’autre côté de la Terre. Nous opérons une révolution une fois par jour à l’intérieur de ces deux renflements, et donc, deux fois par jour, l’eau monte et s’étend jusqu’aux criques rocheuses de l’île. Aujourd’hui, à Ouessant, les eaux sont montées de sept mètres. Si, à 13 heures, je me tenais sur un rocher au bord de l’eau, à 19 heures, ma tête se retrouverait à plus de cinq mètres sous la surface de la mer. Les violents courants qui entourent cette île se tordent sur les rochers et se faufilent dans les interstices – se hâtant de remplir les baies et faire ainsi flotter à nouveau les petits bateaux.


Cette partie de l’île est principalement peuplée de rochers, de phares et de moutons. Les hameaux d’Ouessant sont regroupés dans les baies escarpées et abritées, situées de l’autre côté de l’île, en direction du continent caché et du petit ferry qui apparaît trois fois par jour. Les fermes basses en pierre sont éparpillées un peu plus loin dans un paysage sans arbre, mais se blottissent, elles aussi, dans des anfractuosités parmi les moutons errants.


Mes seuls voisins sont le phare à rayures noires et blanches et les piles de granit chaotiques dressées sur des tapis spongieux de touffes d’herbes et de bruyère pourpre. Au bord de l’eau, ces piles s’avancent dans les vagues violentes en rangées de dents déchiquetées. Au crépuscule, les aiguilles de granit surplombent le paysage dénudé, formant d’étranges formes, tordues par le vent et les vagues. Lorsque le ciel s’assombrit, les faisceaux du phare commencent à tourner. Quand je me penche sur le balcon de ma tour, les huit faisceaux lumineux s’étendent au-dessus de ma tête dans l’obscurité de l’océan, scrutant l’horizon. La couronne tournoyante des rayons lumineux irradie à travers la bruine et illumine huit tranches de brume marine et de pluie tourbillonnantes. Une discothèque silencieuse rien que pour moi. Pendant mon sommeil, je sens mon voisin derrière les rideaux garder un œil (ou quatre) sur moi tout au long de la nuit noire.


Chaque pierre de cette île se couvre lentement de fourrure. Les lichens, qui se frayent un chemin millimétré à travers les courbes des énormes rochers et des piles de granit, s’immiscent aussi sur les linteaux des fenêtres et les statues du cimetière de l’île. L’un des yeux de Jésus se ferme, petit à petit, sous les marbrures vertes et les frondes mutantes. Toute une ménagerie d’organismes ancestraux crée un flocage velouté d’un orange profond et dans des verts délicats ou se propage telles des ecchymoses grises et noires. Dans les interstices des parois rocheuses et des récifs, pareils à des adolescents, poussent des poils : le duvet s’étend lentement jusqu’à recouvrir leurs courbes.


Je grimpe jusqu’à un bâtiment abandonné, celui de la corne de brume, construit à côté du phare sur la pointe d’une des hautes piles de granit. Ses hublots rouillés et vides surplombent l’océan qui se fracasse sur la pierre, en contrebas. Avec cette vue vertigineuse, on se croirait dans la station spatiale du roman Solaris de Stanislas Lem. Une version corrodée du laboratoire spatial de Lem qui regarde la surface d’un monde liquide extraterrestre – un océan sensible s’efforçant de comprendre l’échelle temporelle et l’étroit esprit de l’être humain qui s’agite au-dessus de lui. La mer broie la roche et corrode cette tour d’une autre planète en la réduisant à ses éléments salés et ferreux. L’odeur de la rouille qui s’effrite et du sel poisseux.


Bien que ces rochers soient constitués de granit igné tranchant, provenant des entrailles de la Terre, ils ont pris, à proximité de ma tour, des formes étranges et sensuelles – adoucies par le passage du temps et leurs peaux velouteuses de lichen. Dans la brume et les embruns errants de l’océan, on dirait des corps de pierre massifs qui respirent au rythme des millénaires. Les plis ondoyants de certaines de ces parois rocheuses ressemblent à des cerveaux de pierre, aux lentes et profondes pensées ancrées dans le temps géologique, tandis qu’une agaçante mouche à fruits les traverse en trottinant.


Le vent me griffe lorsque je redescends. Mes yeux larmoient : de petits ruisseaux serpentent le long de mes joues. Le sel de mes larmes est un souvenir de l’océan, d’où nous tous – créatures terrestres – sommes issus.


Dans une crique isolée, protégée des vagues, une forme sombre se balance dans la houle. La tête d’un phoque. Impossible de la distinguer d’une bouée de pêche. Elle replonge ensuite sous la surface de l’eau. Une autre tête, plus proche, ou peut-être le même phoque, me scrute. Il rejette la tête en arrière et bâille un long bâillement d’ennui. Avec toute sa graisse, il semble flotter sans effort. Sa tête émerge, le nez pointant et frétillant hors de l’eau.


Tout en me frayant maladroitement un chemin à travers les rochers, je tente de me fondre dans ce milieu. Je parviens à remporter la bataille que je mène avec mon cerveau reptilien en vainquant sa résistance au froid et à l’inconnu. Je m’élance, à travers un miroir vacillant, dans une autre réalité. L’eau enveloppe mon torse : quinze degrés de froid et de choc. Tout mon organisme se hâte de réagir à ma peau qui hurle. Mon diaphragme se contracte, aspirant une grande quantité d’air dans mes poumons. Par réflexe, mon sang se détourne de la surface, irradiant sa chaleur au plus profond de moi. Mais peu à peu, mon corps accepte l’étreinte de l’eau, se détend dans ce nouveau monde flottant. Ma respiration ralentit. Je glisse, descends à travers un jardin silencieux d’algues ondulantes. La douleur impérieuse se transforme en un feu d’artifice de picotements qui scintillent sur ma peau, tandis que je plonge dans une forêt en apesanteur.


Selon une théorie controversée, les humains descendraient de primates semi-aquatiques. Des singes imberbes qui vivaient en pataugeant dans les eaux fertiles d’anciennes baies ; ils seraient peu à peu devenus bipèdes en s’efforçant de maintenir leur tête hors de l’eau. Cette théorie explique que nos bébés naissent enduits d’une matière cireuse, comme les bébés phoques, parce que nos ancêtres sont nés dans de l’eau salée. La raison pour laquelle nous pouvons retenir notre respiration (contrairement à la plupart des mammifères) et que nos reins peuvent expulser le sel efficacement, c’est que l’océan est notre milieu d’origine.


Ses yeux sombres et liquides clignent vers moi au-dessus des vagues. Je me demande pourquoi les phoques sont retournés à l’eau. Pourquoi ils ont quitté notre aventure et cessé de ramper sur la terre ferme. Pourquoi ils ont abandonné notre combat contre la gravité pour glisser leur corps dans l’eau qui nous porte. Se débarrassant de leurs membres, se détendant la nuque. Peut-être ont-ils décidé que c’en était assez – qu’ils ne voulaient plus jamais avoir la gorge sèche ni les yeux secs. Qu’ils ne voulaient plus jamais ressentir l’urgence de la soif. Les phoques et les baleines ont décidé de retourner aux poissons. De rejoindre le liquide amniotique de l’océan. Mais il était trop tard. La créature ressemblant à un ours qui est retombée dans la mer avait déjà perdu sa capacité à respirer de l’eau. Les phoques ne peuvent se faire passer (magnifiquement) pour des poissons que le temps d’une longue inspiration. Mais ils doivent finalement remonter à la surface pour remplir leurs poumons ou pour donner naissance à leurs petits. Les baleines ont encore affiné leur numéro de transformisme en passant maîtres dans l’art d’élever entièrement au sein de l’océan leurs bébés qui respirent de l’air. Le lait des mammifères tourbillonne dans les eaux salées, tandis que leurs baleineaux tètent dans les profondeurs.


Sa tête disparaît à nouveau sous la surface.


Vue de l’espace, la Terre semble aussi lisse et silencieuse qu’une boule de verre suspendue dans l’obscurité infinie – un arc de soleil étincelant sur sa surface bleue. Mais en bas, parmi les algues bouillonnantes, il est difficile d’imaginer le calme de l’espace. Au milieu de la complexité et du bruit, au sein de la confusion frétillante et gluante de la vie, il est difficile de se remémorer les contours définitifs de cette bulle molle. Je me suis enivré d’océan, entiché de pierres velues et réaligné sur les marées profondes de notre monde. Je pense que cela me plairait d’être un phoque. D’abandonner. De mettre un terme à cette aventure avec la terre ferme et me glisser à nouveau sous ces vagues.


Simon Faithfull, août 2021

Ce texte a été écrit par Simon Faithfull lors d’une résidence sur l’île d’Ouessant, organisée par ‘Finis terrae – Centre d’art insulaire’ (www.finis-terrae.fr). Il est publié ici dans le cadre de l’exposition Cette mer qui nous entoure pensée par artconnexion (www.artconnexion.org) sur invitation de l’Espace Le Carré, Espace Municipal d’Art Contemporain, dans le cadre de l’édition Utopia de lille3000.


Production : artconnexion
Traduction : Marie Ollivier-Caudray
Relecture : Stéphanie Quillon
Conception graphique par Simon Faithfull (www.simonfaithfull.org)
& Eggers+Diaper (www.eggers-diaper.com)
Impression mai 2022 – Université de Lille


Les œuvres et le texte produits pendant la résidence sont présentées dans l’exposition “Simon Faithfull - 8 B.P.M. (experiments with time)”, à la Galerie Polaris à Paris, du 11 mars au 15 avril 2023.